Stoïque ou furieuse. Comment réduire les victimes de violences sexuelles à une expression publique particulière contribue à entamer leur légitimité.
Des mois que ça dure, pas un jour ne passe sans que je ne croise les visages de Gisèle et Adèle en pensées. Leur regard, leur front droit. Ce qu’elles représentent, même s’il n’est pas toujours juste de leur faire porter un tel poids. Deux femmes victimes de violences sexuelles, deux expressions publiques différentes. Chacune affublée de l’accoutrement que les médias (et nous) voulons bien leur jeter sur les épaules. La digne et la tempétueuse. La stoïque et la furieuse.
Sur le média canadien La Presse : « Le 'ta gueule !' d’Adèle Haenel fige la salle d’audience », sur 20 Minutes « ‘Putain, ta gueule !'… Adèle Haenel laisse exploser sa colère au tribunal face à Christophe Ruggia ». C’est descriptif, mais une fois la victime encasée, elle ne sort plus de nos projections subjectives. Quant à Gisèle Pélicot, elle est figurée comme une héroïne, une « femme courage », d’une dignité sans borne, élevée au rang d’icône. Et il y a là une certaine ambivalence. Si cette reconnaissance et ces marques d’amour (car c’est de cela qu’il s’agit aussi) sont précieuses et doivent la porter, cette femme se retrouve au front d’un combat qui concerne chaque individu, à égalité. Elle n’est pas le Christ. L’iconisation est aussi une assignation à une posture sacrificielle.
J’ai beaucoup travaillé sur la figure maternelle. On affuble souvent les mères de qualificatifs héroïsants. Celles qui se tuent à la tache dans des costumes taillés cent fois trop grands. Iconiser et porter aux nues revient souvent, pour le reste de la société, à ne pas prendre ses responsabilités. À laisser aux icones les charges symboliques et matérielles de la lutte contre les violences et les discriminations.
Lorsque l’on héroïse des victimes de violences sexuelles pour leurs actes, leurs prises de parole, leurs postures on crée, de fait, une hiérarchie, même si telle n’est pas l’intention. On crée un contraste d’avec celles qui ne sont pas éloquentes, taiseuses ou hurlantes. On a beau proclamer qu’on croit les victimes, on continue à les enfermer dans des cases. Et ces catégorisations seront utilisées par ceux qui ne les croient pas.
Si une victime est en colère, ils la jugeront incontrôlable, hystérique, sans maitrise, et donc potentiellement mensongère. Si elle est stoïque, ils minimiseront sa souffrance : peut-être que ce qu’elle a vécu n’est pas si grave, après tout. Si elle ne crie pas, ne pleure pas abondamment, ou ne s’effondre pas publiquement, ils insinueront qu’elle n’est victime de rien. Je me rappelle des titres concernant Amber Heard : soit elle ne pleurait pas assez, soit, lorsqu’elle pleurait, on trouvait ses larmes fausses, feintes. Cette double injonction perpétue un système où les victimes, quoi qu’elles fassent, ne sont jamais vraiment légitimes.
« Nous, victimes de violences sexuelles, sommes sans cesse scrutées. Nous sommes soumises à des injonctions paradoxales, ambivalentes, qui changent sans cesse. Nous devons pleurer mais pas trop. Si notre viol a été par trop horrible (selon quelles normes ?), nous devrions avoir le bon goût de nous suicider. Nous nous adaptons en permanence. Même nous féministes, obligeons les victimes à avoir le bon vocabulaire. Nous devons être traumatisées mais nous remettre en selle assez rapidement. Nous devons en vouloir à certains de nos violeurs, moins à d’autres. » écrit l’autrice féministe Valérie Rey Robert dans sa Newsletter Perdre Pieds.
En outre, être en apparence agitée, ou au contraire, parfaitement calme ne dit rien du monde intérieur des victimes de violences sexuelles. La réponse publique à ces violences n’est qu’un fragment de ce vécu. Vous et moi sommes bien incapables de traduire ce qui traverse Gisèle loin du tribunal et des caméras. On ne sait rien non plus de la vie d’Adèle, de ces calmes, ses tempêtes, ses luttes invisibles. Rien. Pourtant, nous les enfermons dans des cases, ignorant ce qui échappe à nos regards.
Soyons prudent.e.s dans nos désignations, nos définitions, et les cages que l’on fabrique parfois à notre insu. Faisons de la place à Adèle, Gisèle et toutes les autres, celles qui gueulent, celles qui se taisent, celles qui sont dans la retenue, celles figées dans une douleur que les mots ne peuvent contenir, celles qui ont envie de tout brûler, celles qui restent prostrées, celles qui ne sont pas traumatisées. Ne contribuons pas à limiter nos réalités et leur compréhension.