Il est 23h30, je comate sur le canapé, les yeux mi-clos devant la rediffusion d’une épreuve des JO. Et puisqu’un écran n’est pas suffisant pour satisfaire en dopamine mon cerveau malade, je scrolle aussi des vidéos ultra courtes sur mon téléphone, l’index caressant le verre polarisé du bas vers le haut dans un mouvement mécanique. L’algorithme de TikTok me dirige vers une série de vidéos moquant gentiment les sacs façon Mary Poppins des femmes, bric-à-brac de maquillage, lingettes, snacks, lime à ongles, carnet, stylo, agenda et autres articles. Je décroche un sourire. Je pense à moi, mes copines et nos foutoirs dès qu’on met le pied dehors. Le sac à dos, à main, en plastique, en bandoulière, la bouteille d’eau, les choses qu’on s’échange, qu’on se prête, qu’on transbahute de point en point. Je trouve cette image délicate et bohème, se trimballer un peu partout avec son attirail, bonnetières ou chiffonnières modernes.
Mais une réalisation comme un nuage gonflé d’eau vient assombrir le tableau. Je cesse brusquement le scrolling intempestif. Cet arsenal que nous charrions constamment n’est autre que la matérialisation des charges incombant aux femmes. Ce blush et ce rouge à lèvres dessinent l’injonction à la féminité et au maintien d’une certaine allure. Ce stylo et ce carnet, les armes pour venir à bout d’une liste monstrueuse faites de rendez-vous médicaux et scolaires, de tâches domestiques, bureaucratiques et parentales inéquitablement reparties. Ce paquet de lingettes et ces snacks écrasés au fond de mon sac sont là pour répondre à l’insatiable appétit de mon fils-kraken pouvant se manifester à n’importe quel moment. Les femmes portent, acheminent, refilent, gardent en réserve itinérante pour répondre aux besoins de tous. Parce qu’elles savent que si elles ne le font pas, il y aura des défaillances. Elles savent que si elles ne le font pas, un rendez-vous sera manqué, un médicament ne sera pas pris, leur enfant jouera au foot en sandales ou n’aura pas de maillot pour la piscine.
Je suis happée dans cette pensée-spirale, les femmes qui portent. Les images des JO continuent de défiler sur mon écran télé, projetant un halo au sol dans l’obscurité du salon. Je crois que Léon Marchand a encore pris la première place d’une compétition. Je suis maintenant redressée sur le canapé et je ne vois plus le bleu de la piscine, je vois ma mère. Elle se tient debout, voûtée, sur le pas de la porte de notre appart de banlieue, des gouttes de sueur perlent sur le haut de son front, au départ de l’implantation de ses cheveux. Elle a les bras qui tremblent et laisse retomber lourdement les sacs de courses. De mon enfance j’ai des images très précises de ma mère, souvent relatives à ses besognes quotidiennes, son abnégation, son usure graduelle.
Les mardis elle se rendait au marché sur l’avenue Gallieni, le reste du temps elle faisait ses achats dans des magasins hard discount. Quelle que soit la météo et à pied (ma mère n’a jamais passé le permis) elle sortait et revenait avec des sacs remplis à craquer de fruits légumes et produits d’épicerie. Elle remontait depuis l’angle de Gallieni puis longeait le boulevard Polangis sur des centaines de mètres. Femme-baudet et sa tâche sisyphéenne. Je me souviens de sa silhouette accablée dans l’entrebâillement de la porte, la douzaine de sacs frappés du logo ED l’épicier accrochés à ses poignets comme des menottes trop serrées imprimant des sillons de la largeur des anses. Il y avait ce renfoncement sur sa peau en creux et en vagues, colorée de rose, rouge, violet, les veines battantes.
Combien d’Everest de sacs de courses et cabas ma mère a empilé ? Combien de tonnes déplacées ? Ce serait un bon indicateur d’inégalités tiens, comparer la masse des choses transférées. Observez. Regardez autour de vous. Dans la rue, en vacances, au travail, en sortant des voitures, des taxis, des magasins, dans les transports en commun. Qui porte quoi ? Et pour qui ? Parce que porter, je ne sais pas, sa guitare et ses bouquins, ce n’est pas porter les courses pour toute la famille ou le sac d’école, de sport ou de plage de ses enfants. Les femmes sont organisées en colonies de fourmis convoyant plus que leur propre poids, vaillantes et écrasées par les biens et les émotions des autres.
Je ne sais pas si vous connaissez la chanson écrite par Lionel Florence pour Florent Pagny qui fait : « Et un jour, une femme, dont le regard vous frôle, vous porte sur ses épaules, comme elle porte le monde. Et jusqu’à bout de force, recouvre de son écorce, vos plaies les plus profondes ». Ça sonne comme un hommage, une héroïsation, on s’en gargariserait. Mais c’est de la pommade pour faire passer l’assignation au sacrifice. Dans cette chanson populaire comme dans mille autres récits, la femme se ratiboise pour panser les autres « de son écorce ». Elle s’abime, se détruit, pour en raccommoder d’autres. Le sacrifice qui nous coulerait dans les veines, le sacrifice comme preuve formelle d’amour. Nous devons porter les hommes, porter nos enfants, porter le monde, et nous devons le faire seules, en héroïnes, à bout de souffle et de forces vives. Mais bordel je ne veux pas être une héroïne, je ne veux pas avoir la responsabilité de porter le monde, je veux partagez l’effort et les charges, me porter moi-même, me laisser porter par les autres.
Cette posture imposée me révulse, et pourtant, je ne suis pas étanche à la romantisation et la sublimation du sacrifice. Je me laisser aussi aller à héroïser ma mère, son souffle court, ses marques de sacs sur les poignets. Et en réalité, oui, c’est une héroïne, mais c’est aussi une sacrifiée. Et vous savez quoi, le pire, c’est que je reproduis par endroits. Dans la maternité notamment. Bercer mon bébé des heures pour l’endormir tous les soirs jusqu’à me déboîter l’épaule. L’allaiter exclusivement pendant huit mois malgré le manque d’envie, la douleur, le rejet. Le porter encore parfois alors qu’il pèse aujourd’hui 27 kilos, suer, grimacer, mais le tenir fermement les deux mains liées et sniffer son cou comme une drogue dure. Il y a des moments où je crois même que je jouis de la douleur du sacrifice, qu’elle me remplit. Le dévouement donne du sens, une entrée éclair vers la sensation de servir à quelque chose.
Lorsque mon fils était encore petit et que je sortais sans lui, sans poussette, je me sentais partiellement libre mais surtout perdue. Je ne savais plus quoi faire de mon corps, de mes bras, de l’espace qui m’était soudainement ouvert. Je suis bonne à quoi si ce n’est pas pour porter quelque chose ou quelqu’un ? Je suis bonne à quoi si je ne suis que moi ? Être conditionnée à s’oublier au profit des autres est une malédiction, c’est se perdre sur le chemin de sa propre substance et complexité. Je le cherche encore ce chemin. J’essaye d’être empathique sans être sacrificielle, de voir les autres sans me perdre de vue, d’être ouvrière de mon propre bonheur et qu’il éclabousse le reste de mon monde. Je le cherche encore ce chemin, celui du sens, même si je ne suis que moi.